Septembre 2000
Chassés-croisés
Nouvelle noire pour
âmes blanches
Une fois inhumés, l’enfant et l’adulte semblaient
avoir la même taille. Chippo s’évanouit. Il ne tomba pas, grâce aux menottes
des deux agents le retenant par les poignets. Une première pelletée de terre
recouvrit les cercueils en racine de thuya. Un lézard s’en échappa, surpris
dans son sommeil.
Elle
conduisait machinalement son multivan sur un air d’Adriano Celentano. Santa Fé
supportait une canicule particulièrement éprouvante par cet après-midi de fin
juin. Zeytoonah s’engagea dans Madison Avenue, toute à ses pensées euphoriques.
Elle ne vit pas le bus scolaire derrière elle. “Personne n’a cru à mon
invention. Et pourtant, dans quelques minutes, je vais signer pour la
postérité. Tous les financiers du pays à mes pieds. Ces machos me prenaient
pour une farfelue, digne représentante de la catégorie des ménagères de moins
de 50 ans. Mais justement seule une femme de ce “segment” comme ils disent
pouvait y penser ! Peut-être y auraient-ils songé s’ils avaient fait les
courses ne serait-ce qu’une fois dans leur vie – les vraies, celles pour un
mois, pour une famille de cinq personnes et deux cockers géants, sans compter
la tortue et les poissons rouges.”
Zeytoonah avait toujours été attirée par la
psychologie, ce vaste site archéologique de l’inconscient humain. La
psychothérapie qu’elle suivait lui confirmait ce dont elle avait la certitude
intuitive : le hasard n’existe pas. Seulement les coïncidences. Depuis, elle se
passionnait pour l’étude des synchronicités, ces “coïncidences porteuses de
sens” chères à Carl Jung, qui se produisent à la faveur de périodes de
transition individuelle. Depuis, comme dirait son mari, elle était devenue très
zen. Cette “zen attitude” lui avait permis de tenir face au scepticisme de
l’industrie automobile, et de lui arracher son accord. C’était une de ces
synchronicités qui était à l’origine de la Cool Car Corporated. Elle rangeait
ses courses dans le coffre, quelques années plus tôt. Les esquimaux achetés à
sa fille n’allaient-ils pas fondre avant d’arriver chez elle ? Elle devait
auparavant passer chez le seul artisan du Nouveau-Mexique en mesure de réparer
la fontaine de son patio marocain, très rare – voire unique – dans l’Etat. Le
sac isothermique ne tiendrait pas longtemps. Mais bon sang, pourquoi cette
voiture devant roulait-elle comme une limace cardiaque ? Elle remarqua dans le
coffre un immense réfrigérateur. De là lui vint l’idée. De quoi rendre bien zen
les ménagères de moins de 50 ans.
La flaque d’eau
Elle ne vit pas l’adjoint du shériff qui arrêtait la
circulation pour permettre aux enfants de traverser. Elle freina brusquement,
trop brusquement. Le bus jaune qui la suivait la percuta de plein fouet et
fonça droit sur les enfants. Un sac à dos s’écrasa contre le pare-brise du bus.
Eventrés par le choc, les tubes de gouache formaient un dessin en forme de
nuage multicolore. Le multivan termina sa course contre un poteau électrique.
Zeytoonah mourut sans le savoir, les vertèbres sectionnées. Chippo s’en tira
avec le nez cassé.
L’inspecteur O’Flanagan était secoué. A
cinq ans de la retraite, il avait tout vu dans le district. Mais rien n’y
faisait, les faits impliquant des enfants l’ébranlaient toujours. Un enfant de
sept ans et une femme à la fleur de l’âge, morts presque simultanément. Il
marcha soudain dans une flaque d’eau alors qu’il inspectait ce qui restait du
multivan. Ses yeux bleu acier fixèrent longuement la flaque, d’un regard
intrigué, pénétrant. Il remarqua un écoulement suspect provenant du coffre. Il
constata à sa grande surprise qu’il était réfrigéré.
D’un bruit mat et sec, les gouttes égrenaient
inlassablement le temps dans le lavabo bruni par la crasse. Un maigre rayon de
soleil perçait laborieusement à travers la minuscule fenêtre. Marquez avait la
passion des chiffres. Il aimait leur logique. Seule leur froideur lui
réchauffait le cœur. Plus on les malmenait, plus ils aimaient ça, pensait-il.
Les libertés qu’il avait prises à leur égard lui avaient coûté la sienne. Une
idée à la fois aussi simple et aussi révolutionnaire que celle de cette femme
décidée ne pouvait que lui rapporter gros. Si toutefois il s’y était bien pris
pour ne pas éveiller les soupçons en achetant 500 000 actions d’une des filiales
de la Chase Manhattan Bank, fortement pressentie pour devenir la Cool Car
Corporated. Il avait sous-estimé la vigilance de ses clients, dont il avait
détourné la majorité des fonds à cette fin. 15 ans de réclusion pour délit
d’initié, pour un trader de 33 ans qui avait trahi la confiance d’une banque
aussi prestigieuse, voilà qui mettait fin à sa carrière. Ses investissements
illégaux auraient pu lui assurer la richesse, puisqu’il les avait surtout
placés dans les pays du Sud les plus avancés. Ils se seraient rués vers ce
modèle de voiture. Cette fonctionnalité nouvelle aurait assurément provoqué une
explosion des ventes et une progression exponentielle des actions Cool Car
Corp., acquises à bas prix.
Le regard vitreux de Chippo, son compagnon de cellule,
l’arracha soudain à ses pensées. Son attitude figée était en étrange harmonie
avec les lieux. Son grand corps accentuait l’exiguïté de la cellule. La
profondeur de son mal-être transfigurait son visage fin, empreint de
sensibilité.
“Une cigarette ?” proposa Marquez. La lueur de la
flamme dans les yeux de Chippo lui donna brusquement le cafard. Il tira sur sa
cigarette. Chippo en fixait l’extrémité, comme si sa vie en dépendait. Comme si
sa vie s’y consumait.
“C’est trop con Chippo” continua Marquez, “mais je
pense que tu t’en tireras avec un an maxi”. Chippo ne l’écoutait pas, hanté par
de sombres souvenirs. C’était un des chauffeurs municipaux les plus jeunes et
les plus appréciés de sa hiérarchie. Par les enfants du comté aussi. Son visage
ouvert, sa complicité naturelle avec les enfants qu’il côtoyait matin et soir
lui promettaient une belle évolution de carrière. Certains enfants attendaient
avec impatience le bus jaune du matin. La mort de Zowie les avait traumatisés.
Leur meilleur ami, celui qui leur avait fait aimer l’école pour certains, avait
tué un de leurs camarades, ainsi qu’une femme qui passait par là.
Putain de bus scolaire, pensa Marquez. Comment
prévoir qu’il enverrait Zeytoonah taquiner un poteau électrique ? Et le jour-même
de la signature de son contrat avec le noyau dur des actionnaires. Elle allait
enfin dévoiler les plans de son prototype. Me voilà avec toutes ces actions sur
les bras, dont la valeur a chuté de 95%.
C’est alors que Chippo lui raconta
tout, comme pour expier ses péchés. La fête la veille au soir, le réveil
difficile, le moment d’inattention, le drame. Les regrets surtout. “Comment,
c’était toi ?” Marquez était abasourdi. Celui qui l’avait conduit à l’infortune
était là, à ses côtés. Il l’avait réconforté, lui avait offert ses propres
cigarettes. Il n’en dormit pas avant 5h. Un drôle de grincement le réveilla.
Les pieds de Chippo se balançaient à quelques centimètres de son visage.
Crïnge Ingmarson n’aimait rien plus que de siroter son
jus d’orange en parcourant les journaux du matin. Un entrefilet traitait du
suicide d’un détenu par pendaison, la veille même. “Encore un déséquilibré qui
n’a pas su s’intégrer dans la société”. Il mâchait machinalement sa figue
séchée. Crïnge n’arrivait plus à trouver le sommeil depuis l’avortement de la
Cool Car Corp. Il l’avait défendue bec et ongles face au scepticisme de ses
collègues de la Chase Manhattan Bank.
Son regard s’arrêta sur une annonce
immobilière appuyée d’une magnifique photo. Très
belle villa, typique, avec magnifique patio marocain. Très rare. A saisir. Il
décida de l’acheter avec l’argent qu’il comptait investir dans la Cool Car
Corp.
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